VENDREDI 5 JUILLET – LA PARCHEMINERIE
22H00 – PERFORMANCE
DARKNESS, DARKNESS, BURNING BRIGHT – Gaëlle Rouard – 73’ – France – 2022 – 16mm
Ténèbres, ténèbres brûlantes, Dans les forêts de la nuit Vaste sentiers fleuris, fraîches ramures, Bosquets pleins de parfums, d’oiseaux et de murmures, Site revu souvent, et toujours contemplé (…) Et l’élan fou de cette âme éperdue, Et qu’eût, le front cerclé de cuivre, sous la lune (…) Herbes frêles, rameaux tendres, roses trémières, Et l’ombre qui les frôle et le vent qui les noue, Et fortement, avec les poings de ses nuées, Sur l’horizon verdâtre, écrase des soleils.
Entretien avec Gaëlle Rouard, réalisé par Federico Rossin.
Publié sur le site internet des Etats Généraux du Film Documentaire 2023.
Quelle est ta formation ? Comment es-tu arrivée au cinéma ?
J’ai commencé l’image en faisant de la photo, j’étais stagiaire dans un studio photo pro lorsque j’ai rencontré le cinéma expérimental au 102 rue d’Alembert à Grenoble. À travers la cellule d’intervention Metamkine, j’ai découvert ce qu’on nomme le cinéma élargi et le do-it-yourself. Filmer-développer-projeter, le traitement du médium cinéma ici proposé est à comprendre comme une recherche où chaque élément de l’apparatus cinématographique – procédés de prise de vue, développement, tirage, montage, sonorisation, projection – est envisagé comme phase potentielle de création, questionnable à volonté, sans souci normatif.
En faisant partie du collectif Le 102 et de l’atelier MTK, j’ai plongé dans la sauce à pieds joints, et c’est ce qui m’a nourrie durant les quinze premières années de mon travail.
D’où vient ta passion pour le travail du labo – tu as construit le tien chez toi –, l’argentique et la photochimie ?
Le travail au noir, avec ce qu’il comporte de recueil et de méditation convient parfaitement à mon caractère, en ce sens qu’il est propice à toutes les ruminations solitaires. En outre, les possibilités presque infinies de travailler les qualités plastiques de l’image qu’offre le développement à la main me rapprochent du travail du peintre peaufinant sa palette, et c’est une approche que j’aime envisager comme telle. Je ne saurais pas faire un film sans cette pratique, tout simplement parce que les idées et/ou les envies me viennent d’abord du matériau film et de ses possibilités techniques.
Tu es passée d’un travail essentiellement basé sur le found footage à des films tournés en prise de vue réelle, même si les images sont complètement transfigurées au labo : y a-t-il une différence pour toi entre les deux pratiques ?
C’était une chose très directe de retravailler les images des autres, comme un amusement qui ne porte pas à conséquence. Maintenant que j’utilise mes propres images, le jeu est moins spontané, mais il est plus profond.
Mais maintenant qu’on en parle, une similitude me vient. Travailler le found footage permet de sauter l’étape du tournage ; dans mes « nouveaux » films, je tourne autour de chez moi ce qui permet de recommencer facilement si les résultats ne sont pas bons. Je ne « pars » pas en tournage pendant une période donnée, il y a un va-et-vient permanent entre le labo et la Bolex, ce qui est assez similaire à la pratique du found footage où l’on puise dans le matériau aussi souvent que nécessaire. L’environnement qui m’entoure a remplacé les images des autres, mais c’est la même approche globale = faire avec ce qu’il y a sous la main dans ce va-et-vient susmentionné, qui dure presque jusqu’au point final.
Comment travailles-tu les images ? Quand commence le triangle amoureux entre chimie, peinture et poésie qui caractérise ton travail fait à la main ?
C’est tout d’abord une recherche plastique qui me guide, tu parles du triangle amoureux, je valide. Mais les parties de ce triangle sont pour moi la qualité de la lumière, la nature du film et la manière de développer. C’est la combinaison de ces éléments qui forme l’image.
J’ai toujours une caméra chargée prête à dégainer et c’est la qualité de la lumière qui me commande.
Pour parler plus spécifiquement de Darkness, j’ai constitué une banque d’images en décomposant les paysages : un ciel, une lune, un arbre, un premier plan, etc. Et ensuite en recomposant ces éléments, j’ai voulu traduire un type d’émotion qu’on peut ressentir devant un paysage, mais que la capture simple de celui-ci ne suffit pas à restituer.
Encore une fois, après la constitution de la palette c’est le travail du peintre qui revient : disposer des éléments dans un cadre.
Le traitement photochimique est-il aussi important que la prise de vue ou plus important ?
C’est un ensemble, mais la partie au laboratoire est fondamentale. Je tourne assez vite mais je passe énormément de temps à retravailler les images ensuite.
N’importe quoi dans la substance filmique est susceptible de devenir un signifiant fondamental : un type de contraste, une gamme chromatique, chaque propriété interne de l’image est perçue pour sa valeur propre, dans ses caractéristiques de matériau. Le travail au laboratoire permet de faire subir aux images une modification physique sur la pellicule à partir de traitements chimiques peu orthodoxes et ainsi obtenir tel ou tel type de bleu par exemple. C’est ce que je disais précédemment en parlant de constituer une palette.
En pratique, ça consiste à faire des générations successives pour atteindre ce que je désire obtenir.
Peux-tu nous parler de ton travail sur le son ? Comment fabriques-tu la musique ?
C’est un montage complexe que je fais numériquement avec des sons que j’enregistre et des sons que je vole dans des films ou autre. Pour chaque film, je constitue une nouvelle sonothèque dans laquelle je puise, et je travaille par séquence ou chapitre.
J’ai été nourrie par la musique concrète entendue au 102, lors des séances de « cinéma pour l’oreille ». Ce sont des pièces de musique électro-acoustiques diffusées dans le noir. La plupart du temps, je pense que le son est le « parent pauvre » des films expérimentaux, voire des films en général. Alors que la bande-son est aussi importante que l’image, peut-être même plus.
Comment fonctionne pour toi l’opération de montage entre images et sons, et entre séquences ?
Je change de méthode de travail à chaque film, parfois je fais la bande-son avant les images, ou bien l’inverse ou bien les deux en parallèle. Je travaille par « chapitre », pas forcément chronologiquement. Les sons sont numériques, mais les images restent argentiques, ce qui veut dire que lorsque je suis prête à essayer les deux ensemble, je fais une projection. Avant d’arriver à cette étape, j’imagine beaucoup la relation image/son, je sais en gros la nature des sons que je vais utiliser pour chaque séquence et réciproquement.
Ensuite j’assemble ces chapitres les uns avec les autres jusqu’à obtenir le montage final. Tout reste triturable jusqu’à la fin.
Je dois ajouter qu’au début d’un nouveau film, je produis des images à la pelle sans me poser de question, guidée par des envies techniques. C’est dans un deuxième temps que je commence à construire les images en fonction d’idées plus précises. Et la construction de la bande-son suit le même principe. J’ai donc une quantité considérable de matériaux qui passent à la trappe, mais ça fait partie du processus.
Tu projettes toujours tes films, et tu parles d’interprétation en direct plutôt que de performance : peux-tu nous dire quelle est la place de la maîtrise et de la non-maîtrise dans tout ça ?
Après avoir pratiqué l’improvisation pendant des années avec d’autres cinéastes (notamment le duo « Lafoxe » avec Étienne Caire), quand j’ai commencé ma « carrière solo », j’ai eu envie de commander complètement le rythme. C’est la bande-son qui me guide, je répète à la maison mes interventions live et j’ai envie de dire que je maîtrise complètement la bestiole, mais on n’est jamais à l’abri d’une ruade.
Dans ce qu’on nomme le cinéma élargi, la vitesse de défilement du film, la taille de l’image, la forme du cadre, l’intensité lumineuse, toutes les composantes de la projection sont envisagées en somme pour une interprétation aussi libre que possible de la partition qu’est le ruban filmique. Il s’agit de fouiller les fondements de l’illusion cinématographique avec une approche primitive : l’étude du mouvement, la magie.
Et puisque le mot magie est tombé sur le tapis, je dois mentionner une lutte fondamentale pour la perception du film, c’est la quête du noir total. Les salles de cinéma sont très rarement assez obscures à mon goût, masquer les issues de secours n’est pas toujours possible. Pourtant le noir total me semble une condition première à l’hypnose, il faut pouvoir oublier où l’on se trouve, son voisin d’à côté. Et lorsque je parle de noir total avec des régisseurs pour préparer en amont la projection, je suis rarement comprise, au mieux on entend pénombre à la place d’obscurité profonde. La projection de films en 16mm est une chose fragile et dans certains de mes films j’ai travaillé sur différentes qualités du noir à l’image. Mais si les conditions de la salle ne sont pas bonnes, on ne voit plus rien.
C’est ainsi que l’issue de secours est devenue mon ennemie personnelle, elle parasite l’image comme un bruit de fond… La situation idéale serait l’obscurité parfaite d’un labo de développement, histoire de revoir à la source !
Et je finirais cette interview en citant : « Le septième art, celui de l’écran, c’est la profondeur rendue sensible et visuelle, qui s’étend au-dessous de l’histoire, analogue à l’insaisissable musical. » Germaine Dulac, 1928.